En situation de crise, notre perception du temps est profondément déformée : les secondes peuvent sembler durer des heures (dilatation temporelle) tandis que nos pensées s’accélèrent à une vitesse vertigineuse (tachypsychie). Loin d’être une simple impression, ce phénomène repose sur des mécanismes neurobiologiques et psychologiques complexes. Comprendre ces distorsions n’est pas un exercice académique ; c’est une nécessité stratégique pour tout décideur. En effet, la capacité à maîtriser cette temporalité subjective est ce qui distingue une gestion de crise subie d’une réponse pilotée.
Cet article, s’appuyant sur des décennies de recherche scientifique, vous plonge au cœur du cerveau en état d’urgence. Il décode les raisons de ces distorsions et vous donne les clés pour transformer le temps, souvent perçu comme un ennemi, en un allié de votre résilience.
Les fondements théoriques : ce que nous ont appris les pionniers
Avant d’explorer les mécanismes, il est essentiel de comprendre comment les grands théoriciens de la crise ont intégré la dimension temporelle.
- Patrick Lagadec a été l’un des premiers à conceptualiser la crise en trois phases temporelles distinctes : une phase réflexe pour éviter la disqualification immédiate, une phase de réflexion pour l’ancrage stratégique, et une phase de conduite pour assurer la cohérence de l’action. Chaque phase a ses propres exigences en matière de gestion du temps.
- Karl Weick, avec sa théorie du « sensemaking » (construction de sens), souligne que les crises génèrent un désordre temporel. Les décideurs ne peuvent plus s’appuyer sur des attentes rationnelles du temps ; ils doivent activement reconstruire une cohérence temporelle pour pouvoir agir.
- Charles Hermann, quant à lui, place le « temps de réaction court » comme l’une des trois dimensions structurantes d’une crise, aux côtés de la menace élevée et de la surprise.
Le temps subjectif : pourquoi une minute en crise n’est pas une minute normale ?
Lorsqu’une crise éclate, notre horloge interne se désynchronise de l’horloge murale. Cette distorsion est une réponse adaptative de notre organisme face à une menace.
1. Le cerveau en mode survie : la neurobiologie du stress et du temps
Face à un événement soudain et menaçant, le cerveau déclenche une cascade de réactions. Une bouffée de noradrénaline est libérée, agissant comme un « boost » qui réorganise l’activité neuronale pour faire face à l’urgence. Ce processus implique un réseau de zones cérébrales clés :
- L’amygdale, le système d’alarme de notre cerveau, s’active et déclenche la réponse émotionnelle de peur.
- Le système nerveux sympathique libère de l’adrénaline, préparant le corps à l’action (accélération du rythme cardiaque, afflux de sang vers les muscles…).
- L’hippocampe (régulation de l’humeur) et le cortex préfrontal (prise de décision, sang-froid) sont également mobilisés.
Cette « tempête » neurobiologique est la cause directe des étranges phénomènes de perception temporelle.
2. La dilatation temporelle : l’effet « Matrix » décrypté par la science
De nombreux témoignages rapportent la même sensation : le temps semble s’étirer, les événements se dérouler au ralenti. Ce phénomène a été particulièrement bien étudié par le chercheur Chesley Stetson et ses collègues. Leurs travaux révèlent que cette dilatation est principalement un phénomène de reconstruction mémorielle. Sous l’effet du stress, notre cerveau enregistre une quantité d’informations beaucoup plus dense que la normale. En « relisant » cette mémoire plus riche, nous avons l’impression que l’événement a duré plus longtemps.
Les caractéristiques de cet effet sont fascinantes :
- Les événements semblent ralentir, offrant une perception de détails accrue.
- Les pensées paraissent s’accélérer, permettant d’analyser la situation et de prendre des décisions très rapidement.
- L’attention se focalise exclusivement sur les éléments pertinents pour la survie.
3. La tachypsychie : quand la pensée s’accélère
Complémentaire de la dilatation du temps extérieur, la tachypsychie est l’accélération anormale du rythme de la pensée. C’est le sentiment que les idées fusent, parfois de manière désordonnée (« pensées grouillantes »). En situation de crise, une forme maîtrisée de tachypsychie peut être un atout, permettant d’envisager de multiples options en un temps record. Cependant, si elle n’est pas contrôlée, elle peut conduire à une « fuite des idées » et à une perte de concentration.
Le temps organisationnel : gérer la cacophonie des horloges
Ces distorsions individuelles se répercutent au niveau de l’organisation et de la cellule de crise, qui doit gérer non pas un, mais plusieurs flux temporels contradictoires.
Le « Temps Zéro » et la « Golden Hour » : des concepts clés pour l’action
Conceptualisés par des experts de la communication de crise, notamment à l’IHEMI, le « temps zéro » désigne l’instant où la crise devient publique. La « golden hour » (l’heure dorée), empruntée à la médecine d’urgence, désigne les 60 premières minutes. Durant cette fenêtre, chaque action, chaque mot, et même chaque silence, aura un impact démultiplié sur la suite des événements.
La guerre des temps : médiatique, juridique, technique et humain
Une cellule de crise est une machine à gérer des temporalités qui s’opposent :
- Le temps médiatique : Il est immédiat, voire instantané.
- Le temps technique : Il est souvent plus lent. Comprendre l’origine d’une panne prend des heures.
- Le temps juridique : Il est long et se compte en mois ou en années.
- Le temps humain : Le temps du deuil, de la reconstruction psychologique, qui a son propre rythme.
Le rôle du directeur de crise est d’arbitrer en permanence entre ces horloges.
Les conséquences : quand la distorsion du temps persiste (stress post-traumatique)
Il est crucial de comprendre que ces distorsions peuvent perdurer bien après la fin de la crise. Des études sur des personnes souffrant de trouble de stress post-traumatique (TSPT) montrent des altérations durables de la perception du temps : confusion des dates, sentiment que le temps s’est arrêté, et un sentiment d’avenir « bouché ». C’est pourquoi la prise en charge de la charge mentale des équipes après une crise est fondamentale.
De la science à la stratégie : comment maîtriser le temps en crise ?
Reconnaître l’existence de ces distorsions temporelles permet de concevoir des stratégies et des outils pour en faire des alliés.
1. Pour les individus : la formation et l’entraînement à la pression
La meilleure façon de s’habituer à ces distorsions est de s’y exposer dans un cadre contrôlé. Les exercices de simulation et les serious games sont des outils exceptionnels. Ils permettent au cerveau de s’accoutumer à la pression, de mieux gérer la montée d’adrénaline et de transformer la dilatation du temps en un atout pour la décision.
2. Pour l’organisation : concevoir des systèmes de crise « anti-distorsion »
Votre organisation de crise doit intégrer ces facteurs humains. Cela passe par :
- Des fiches réflexes et des checklists : Elles servent de « garde-fou cognitif ».
- Une main courante précise : Elle est l’horloge objective de la crise.
- Des points de situation à heure fixe : Ils créent un rythme et une prévisibilité.
- Le rôle du « gardien du temps » au sein de la cellule de crise.
3. Le rôle du RETEX : Reconstruire le récit temporel
Le Retour d’Expérience (RETEX) est essentiel. Comme le préconise Patrick Lagadec, il doit être initié le plus tôt possible. Il permet à l’équipe de reconstruire collectivement une chronologie cohérente, de confronter les perceptions temporelles subjectives et de se réapproprier une histoire commune.
En crise le temps, votre allié ou votre ennemi ?
La perception du temps en crise n’est pas une fatalité. C’est un phénomène biologique et psychologique que l’on peut comprendre et apprivoiser. Les organisations qui ignorent cette dimension temporelle se condamnent à subir des décisions hâtives. Celles qui l’intègrent dans leur préparation transforment le temps en une ressource stratégique.
Chez CriseHelp, notre expertise des facteurs humains et notre approche scientifique de la crise nous permettent de vous aider à construire des dispositifs et des programmes de formation qui prennent pleinement en compte cette dimension essentielle. Nous vous aidons à faire du temps votre allié.
Nous sommes à votre écoute pour préciser votre besoin en gestion de crise.
Nos experts et consultants indépendants sont en mesure de vous accompagner de A à Z dans l’évaluation de vos risques pour anticiper les crises.
FAQs
FAQ – Le temps en situation de crise
La dilatation du temps est-elle un avantage ou un inconvénient en crise ?
C’est un avantage potentiel, si elle est maîtrisée. Cette perception modifiée peut donner le sentiment d’avoir « plus de temps » pour réfléchir et analyser. Mais elle comporte un risque : celui de se déconnecter du temps réel. Un bon entraînement permet de bénéficier de cette acuité mentale tout en restant conscient de l’urgence objective.
Comment une cellule de crise peut-elle synchroniser les différentes temporalités ?
Par la hiérarchisation et la planification. Un bon tableau de bord permet de visualiser toutes les échéances critiques (opérationnelles, juridiques, médiatiques…). Le rôle du directeur de crise est d’arbitrer en temps réel : « Dois-je attendre une validation technique, ou répondre à l’urgence médiatique ? ».
Est-ce que tout le monde vit la distorsion du temps de la même manière ?
Non. Des études comme celle de Karaduman (2021) montrent une forte variabilité individuelle. L’expérience, le niveau de stress ou la surcharge informationnelle influencent la perception temporelle. D’où l’importance de la cohésion et de la communication dans la cellule de crise.