Par Benoît Labalette, le 25/05/2025

Pourquoi la coordination flanche-t-elle parfois lors d’une crise, alors même que les procédures sont claires et que les experts sont compétents ? L’analyse empirique des exercices de grande ampleur révèle que les frictions ne sont pas toujours techniques ou logistiques. Elles sont souvent sociologiques.

En gestion de crise, qu’il s’agisse du secteur public ou privé, la rencontre entre différents départements (opérationnel, direction, juridique, technique) crée une confrontation de cultures. Comprendre les concepts d’Habitus et d’Ethos professionnel est indispensable pour transformer une juxtaposition d’experts en une équipe coordonnée.

Ethos professionnel et habitus

L’Habitus sous stress : Quand le « pilote automatique » prend le dessus

 

En situation normale, chaque professionnel agit selon des schémas acquis par l’expérience et la formation. C’est ce que la sociologie nomme l’Habitus : un système de dispositions durables qui guide la perception et l’action.

Cependant, en situation de stress aigu ou d’urgence, cet habitus se rigidifie.

  • Le repli sur les réflexes : Face à l’incertitude, le cerveau privilégie des décisions rapides basées sur des schémas connus (modèle naturaliste). L’expert technique va se focaliser sur la réparation immédiate, tandis que le décideur stratégique va se concentrer sur la communication ou la règle.

  • L’effet tunnel : Ce mécanisme de défense cognitive, bien que nécessaire pour l’action immédiate, crée des œillères. Chaque acteur traite l’information selon son propre prisme, risquant d’ignorer les signaux faibles perçus par d’autres métiers.

L’enjeu : Accepter que le « logiciel humain » bascule en mode réflexe sous stress et créer des mécanismes pour forcer la décentration.

 

La guerre des temporalités et des priorités (L’Ethos)

 

Au-delà des réflexes, chaque corps de métier est guidé par son Ethos professionnel : un ensemble de valeurs morales et de normes qui définissent ce qui est « juste » et « légitime » de faire.

En gestion de crise, ces éthiques professionnelles entrent souvent en concurrence, créant des frictions invisibles sur la gestion du temps et des priorités :

  • L’urgence vs l’anticipation : Les acteurs de terrain (opérationnels) valorisent l’action immédiate et la stabilisation de la situation présente. À l’inverse, les niveaux de coordination stratégique valorisent l’analyse, la remontée de chiffres précis et l’anticipation des heures à venir.

  • La légitimité de l’action : Ce qui est prioritaire pour un service (ex: préserver des preuves, sécuriser juridiquement) peut être perçu comme une perte de temps pour un autre (ex: sauver des vies, rétablir la production).

La crise devient alors une arène où chaque acteur tente inconsciemment d’imposer sa « vision légitime du monde » et de la réponse adéquate.

 

Les biais cognitifs amplifiés par l’organisation

 

L’organisation hiérarchique et les procédures, censées protéger l’action, peuvent paradoxalement nourrir des biais cognitifs nuisibles à la coordination.

  • Le biais de langage commun : Les acteurs croient se comprendre car ils utilisent les mêmes termes (ex: « zone sécurisée », « urgence »), mais ces mots renvoient à des réalités différentes selon leur culture métier, entraînant des malentendus opérationnels.

  • Le biais d’autorité et le silence organisationnel : Dans des structures très verticales, la présence d’une haute autorité peut inhiber l’esprit critique des experts techniques. Ce « silence » empêche la correction d’erreurs manifestes et bloque la remontée d’informations terrain cruciales.
  • Le biais de focalisation : Les procédures rigides peuvent pousser les acteurs à se concentrer sur le respect du processus formel au détriment de l’adaptation au réel, créant un décalage entre le plan et la situation vécue.

 

Les leviers de la performance : Sortir des silos

L’analyse des retours d’expérience montre que la performance ne réside pas uniquement dans l’application stricte du plan, mais dans la capacité à tisser du lien humain.

Valoriser les « Passeurs de frontières »

Les profils les plus efficaces en coordination sont souvent des profils « hybrides » ou ayant vécu une socialisation croisée (par exemple, un cadre ayant une expérience de terrain, ou un expert technique formé à la stratégie). Ces acteurs agissent comme des traducteurs entre les différents mondes professionnels. Ils comprennent les contraintes de l’autre et fluidifient les décisions.

Le capital relationnel comme amortisseur

La connaissance interpersonnelle en amont de la crise est un facteur clé de succès.

  • Relations fluides : Lorsque les acteurs se connaissent, ils osent davantage communiquer de manière informelle, ce qui accélère la prise de décision et réduit les malentendus.

  • Confiance mutuelle : La reconnaissance des compétences de l’autre permet de dépasser les luttes de territoire et de favoriser la complémentarité plutôt que la concurrence.

Du « Command and Control » à la coopération

Si la hiérarchie est nécessaire, elle doit laisser place à des espaces de négociation et d’ajustement. L’efficacité repose sur la capacité à créer du Sensemaking (construction de sens collectif) : un processus où les acteurs partagent leurs visions pour construire une représentation commune de la crise, plutôt que d’appliquer aveuglément des procédures parallèles.

Comment l’intégrer concrètement à la gestion de crise ?

 

Pour dépasser le constat théorique, l’intégration de ces facteurs humains doit se faire à trois niveaux opérationnels : la préparation, l’action et le retour d’expérience.

  • En amont : La « socialisation croisée » comme pré-requis. Il est crucial de multiplier les formations communes et les exercices conjoints qui ne testent pas uniquement les outils techniques, mais les interactions humaines. L’objectif est de créer une culture commune avant que la crise ne survienne, permettant aux acteurs de comprendre les « habitus » et contraintes de leurs partenaires.

  • Pendant la crise : Flexibilité procédurale. L’organisation doit accepter que la procédure serve de guide et d’amortisseur cognitif, mais qu’elle ne doit pas devenir un carcan. Il faut autoriser, voire encourager, des marges de manœuvre pour l’adaptation tactique lorsque la réalité du terrain diverge du plan. Cela implique de créer des espaces d’échanges réguliers (briefings courts) pour réaligner les temporalités des différents services.

  • En aval : Un RETEX centré sur l’humain. Les retours d’expérience (RETEX) doivent dépasser la simple analyse technique ou logistique. Ils doivent devenir des espaces où l’on analyse les « frictions de rationalité » : pourquoi telle décision a été mal comprise ? Quel biais a influencé tel choix ?. C’est en analysant ces incompréhensions culturelles que l’on transforme l’expérience individuelle en apprentissage collectif.

 

 Le bilan de cette réflexion

La coordination en situation de crise n’est pas une simple mécanique procédurale. C’est un espace de négociation entre des rationalités professionnelles divergentes. Pour améliorer la résilience de votre organisation, il est essentiel de ne pas seulement travailler les plans, mais aussi de cultiver les interactions humaines, de reconnaître la valeur des cultures métiers différentes et de former des profils capables de naviguer entre ces univers.

Nous sommes à votre écoute pour préciser votre besoin.

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