En situation de crise, chaque seconde compte. Les cellules de coordination, soumises à un stress intense et opérant souvent avec des informations fragmentaires, doivent prendre des décisions cruciales aux conséquences potentiellement lourdes. Ce terreau fertile favorise l’émergence de biais cognitifs, des distorsions de la pensée qui peuvent saboter les meilleures intentions. Parmi eux, le biais d’autorité se révèle particulièrement insidieux. Il peut paralyser l’intelligence collective, conduisant des équipes compétentes à suivre aveuglément les directives d’une figure d’autorité, même lorsque celles-ci s’avèrent manifestement erronées ou inadaptées. Comprendre et contrer activement ce biais est un impératif pour renforcer la résilience et l’efficacité des dispositifs de sécurité civile, tels que les plans ORSEC (Organisation de la Réponse de Sécurité Civile).
Qu’est-ce que le biais d’autorité ? Une soumission insidieuse
Le biais d’autorité décrit notre tendance naturelle à surévaluer la validité des opinions et des directives émanant de figures perçues comme légitimes ou hiérarchiquement supérieures. Nous accordons alors un crédit excessif à leur parole, souvent au détriment de notre propre jugement critique, des faits observés, ou des alertes émises par d’autres sources.
Ce phénomène a été mondialement popularisé par les expériences de Stanley Milgram dans les années 1960. Celles-ci ont démontré de manière troublante que des individus ordinaires pouvaient infliger des souffrances à autrui simplement parce qu’une figure d’autorité scientifique le leur ordonnait.
En contexte de gestion de crise, ce biais se manifeste de multiples façons :
- Des ordres sont exécutés sans la moindre remise en question critique, même s’ils apparaissent illogiques, contre-productifs ou éthiquement discutables.
- Des signaux d’alerte cruciaux ou des informations pertinentes sont ignorés ou minimisés s’ils ne proviennent pas d’un « décideur officiel » ou d’une source jugée « suffisamment gradée ».
- Des experts techniques, pourtant dotés d’une connaissance pointue, hésitent à exprimer un désaccord ou à proposer des alternatives face à un chef de cellule, un élu, ou un représentant institutionnel de haut rang, par crainte de représailles, de discrédit ou simplement par réflexe de déférence.
- Une passivité décisionnelle peut s’installer, l’ensemble des acteurs attendant une directive « venue d’en haut » avant d’agir, même en cas d’urgence manifeste.
Pourquoi ce biais est-il si prégnant en cellule de crise ?
Plusieurs facteurs conjugués amplifient la force du biais d’autorité dans l’urgence :
- La pression temporelle et l’incertitude: Le besoin d’agir vite et le manque d’informations claires poussent à se réfugier derrière la certitude apparente qu’offre la décision d’un leader.
- La culture organisationnelle: Les structures fortement hiérarchisées (forces de l’ordre, services de secours, armée) valorisent la discipline et l’obéissance, ce qui peut involontairement inhiber la pensée critique en situation opérationnelle.
- Le stress et la charge cognitive: Sous pression, notre capacité d’analyse est réduite, nous rendant plus susceptibles de nous reposer sur des heuristiques simples, comme « le chef a raison ».
- Le manque de confiance en sa propre expertise: Particulièrement chez les intervenants moins expérimentés, les nouveaux venus dans la cellule, ou les partenaires externes (bénévoles d’Associations Agréées de Sécurité Civile – AASC, représentants du secteur privé), qui peuvent douter de la légitimité de leur propre analyse face à des figures établies.
- La dilution de la responsabilité et la confusion des rôles: En coordination interservices, l’ambiguïté sur « qui décide de quoi » peut mener à une attente généralisée que l’autorité la plus visible ou la plus vocale prenne les devants, même en dehors de son champ d’expertise strict.
Conséquences concrètes et dévastatrices sur la coordination et les décisions
Le biais d’autorité non maîtrisé peut engendrer des effets délétères majeurs, compromettant l’ensemble de l’opération de secours :
- Annihilation de l’intelligence collective: Les expertises multiples et les perspectives divergentes, pourtant cruciales en situation complexe, sont étouffées. La solution la plus pertinente peut ne jamais émerger.
- Persistance dans l’erreur (escalade d’engagement): Les premières décisions, même inadéquates, sont rarement révisées si elles émanent de l’autorité, menant à un enchaînement de mauvaises orientations.
- Démotivation et tensions interservices: Lorsque des décisions perçues comme inefficaces ou injustes sont imposées par la voie hiérarchique, cela peut miner le moral, la confiance et la collaboration entre les équipes et les services.
- Perte de réactivité et d’adaptabilité: L’attente systématique d’une validation hiérarchique pour chaque ajustement ralentit considérablement la manœuvre, alors que la situation de crise évolue rapidement.
- Érosion de la confiance du public et des partenaires: Des décisions manifestement mauvaises, attribuables à un suivi aveugle de l’autorité, peuvent nuire durablement à la crédibilité de l’organisation.
Un exemple concret, observé lors d’un exercice ORSEC NOVI (NOmbreuses VIctimes) : L’installation tardive d’un Poste Médical Avancé (PMA) a été causée par une attente excessive de la validation formelle du Directeur des Secours Médicaux (DSM). Plusieurs acteurs de terrain (pompiers, secouristes) avaient identifié le besoin et l’emplacement optimal bien plus tôt, mais personne n’a osé prendre l’initiative d’amorcer le montage sans l’ordre explicite. Ce retard, bien que simulé, aurait eu pour conséquence, en situation réelle, une prise en charge différée des victimes et une perte de chances potentielle.
Comment prévenir et atténuer le biais d’autorité ? Vers une culture de la vigilance collective
Limiter l’impact du biais d’autorité ne relève pas d’une solution unique, mais d’une approche multifacette et continue :
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Sensibiliser et formerà la conscience des biais (Métacognition) :
- Intégrer la connaissance des biais cognitifs (et spécifiquement du biais d’autorité) dans toutes les formations des acteurs de la gestion de crise, du personnel de terrain aux cadres dirigeants.
- Utiliser des études de cas, des simulations et des jeux de rôles pour aider les participants à identifier le biais en action et à en ressentir les effets.
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Instaurer des mécanismes de challenge constructif et de sécurité psychologique :
- Mettre en place des procédures de double-vérification pour les décisions critiques.
- Désigner un « avocat du diable » ou une « équipe rouge » (red team) dont le rôle explicite est de questionner les hypothèses et les plans d’action du leadership.
- Encourager les « récapitulatifs contradictoires » où un membre de l’équipe reformule la décision et ses implications, en soulignant les risques potentiels et les alternatives non retenues.
- Le leader doit activement créer un climat de sécurité psychologique où exprimer un doute, une préoccupation ou une idée divergente est valorisé et non sanctionné.
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Clarifier les rôles, responsabilités et champs de compétences :
- Assurer que les rôles et les responsabilités de chacun soient clairement définis, compris et acceptés avant la survenue d’une crise.
- Identifier précisément qui détient l’autorité décisionnelle pour quel domaine spécifique, afin d’éviter le recours systématique au « plus haut gradé » pour toute décision.
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Promouvoir l’humilité décisionnelle et le leadership participatif :
- Le responsable de cellule (COS, DOS, etc.) doit incarner un leadership qui reconnaît les limites de sa propre expertise et la valeur des contributions de chaque membre.
- Encourager activement la prise de parole : « Qu’en pensez-vous ? », « Y a-t-il quelque chose que nous n’avons pas vu ? », « Je suis ouvert aux critiques sur ce plan. »
- Valoriser l’autorité de compétence autant que l’autorité hiérarchique.
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Mettre en place des débriefings post-Crise structurés (RETEX) :
- Analyser systématiquement le processus décisionnel lors des retours d’expérience.
- Identifier les moments où le biais d’autorité a pu jouer un rôle et en tirer des leçons concrètes pour améliorer les pratiques futures.
Une vigilance de tous les instants
Le biais d’autorité est un adversaire discret mais redoutable dans l’arène complexe et stressante de la gestion de crise. Il ne peut être neutralisé que par une culture organisationnelle forte, axée sur la transparence, la remise en question constructive et le discernement collectif. Renforcer l’efficacité des plans ORSEC et la qualité de la réponse de sécurité civile passe impérativement par la formation continue des intervenants à la détection des biais cognitifs et par la promotion de pratiques décisionnelles qui favorisent l’intelligence collective, même – et surtout – sous la pression de l’urgence. C’est un investissement crucial pour sauver des vies et protéger nos concitoyens.
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Nos experts et consultants indépendants sont en mesure de vous accompagner de A à Z dans l’évaluation de vos risques pour anticiper les crises.