Benoît LABALETTE
Par Benoît Labalette, consultant partenaire de CriseHelp

J’ai participé à des dizaines de RETEX (Retours d’Expérience) au cours de ma carrière. Trop souvent, j’en suis sorti avec un goût d’inachevé. On listait des actions, on cochait des cases et parfois on s’autocongratulé, mais on sentait tous que l’essentiel n’avait pas été dit. C’était une discussion de surface, polie, mais stérile. En dix ans sur le terrain, que ce soit comme responsable logistique pour Médecins Sans Frontières (MSF) en Afrique, comme bénévole à la Protection Civile ou comme sapeur-pompier volontaire, j’ai fini par comprendre pourquoi. Nous ne savons pas écouter et nous ne connaissons pas le silence.

J’ai appris, parfois difficilement, que l’outil le plus révolutionnaire pour un débriefing réussi n’était pas un nouveau logiciel ou une nouvelle méthode, mais une compétence ancestrale : l’écoute active.

Le silence est une des formes les plus perfectionnées de l’art de la conversation.”

William Hazlitt

Ma première leçon : le poids du silence au cœur du Tchad

Ma prise de conscience la plus brutale a eu lieu au Tchad, avec MSF. La chaleur était écrasante, la fatigue se lisait sur tous les visages après des semaines de travail acharné pour ouvrir un hôpital d’urgence. Un soir, un médecin, expatrié, un homme posé et expérimenté, me surprend au milieu d’une conversation : « Le plus dur pour moi ce sont les enfants mutilés, c’est fatiguant. »
Le problème n’était pas la fatigue. C’était la perte de sens. Mon silence lui avait donné l’espace nécessaire pour passer de l’expression d’un symptôme à la formulation de la cause profonde. Ces quelques secondes de vide ont été les plus productives de la journée. On a pu discuter clairement de ses besoins et j’ai pu l’inviter à parler aux bonnes personnes.

Les tableaux blancs, mon filet pour pêcher les signaux faibles

Avec ma conjointe, qui partage mon engagement de secouriste et de pompier volontaire, nous avons fait du tableau blanc un véritable sanctuaire pour la pensée. Cette surface immaculée n’est pas qu’un support ; c’est un espace de décompression où le langage verbal, souvent insuffisant après l’intensité d’une intervention, peut enfin céder la place à d’autres formes d’expression. La prise de notes, le schéma, le dessin… autant de dialectes pour communiquer ce que les mots peinent à contenir.

Notre rituel est une chorégraphie silencieuse et éprouvée. Pendant que l’un verbalise son vécu de l’intervention, l’autre devient le sismographe de cette parole : il écoute, note les termes clés, dessine les positions, schématise. L’objectif est de laisser la réflexion s’épuiser d’elle-même, de la pousser jusqu’à son terme, bien au-delà des premières justifications ou des constats évidents. C’est seulement lorsque le fil de la parole est entièrement dévidé que le véritable dialogue commence.

Il prend alors la forme d’une question ouverte, d’une reformulation douce (« Si je comprends bien, à ce moment-là, tu as ressenti… ? »), ou d’une interrogation bienveillante autour d’un croquis griffonné. Nous menons une sorte d’archéologie de l’action. Nous analysons la pertinence des gestes techniques, mais aussi le choix précis des mots utilisés, car la communication est une technique à part entière. La question fondamentale reste : « Le geste m’a semblé bon, mais où se nichait l’occasion de faire mieux ? ».

Peu à peu, les couches se révèlent sur le tableau. D’abord, le « moi » : mes actions, mes ressentis, mes décisions. Puis, les « autres » : les interactions avec l’équipe, la victime, les partenaires. Ensuite, l’organisation : la procédure était-elle adaptée ? Avions-nous les bons outils ? Enfin, le système dans sa globalité. Tout finit par former une cartographie complète de l’événement, étalée sur un, deux, ou trois tableaux blancs. Nous menons souvent cet exercice au cœur de notre centre de secours, parfois sous le regard intrigué d’un collègue qui sent bien qu’il se passe là quelque chose de plus qu’un simple débriefing.

Cette démarche structurée nous contraint à une introspection rigoureuse et à une exploration honnête de nos limites. Pouvoir suivre une idée sans interruption jusqu’à son épuisement total est un luxe rare dans nos vies où tout nous sollicite. C’est pourtant la condition sine qua non d’une amélioration profonde, celle qui nourrit un RETEX et le transforme en véritable apprentissage.

Et si le tableau blanc est notre outil de prédilection, l’esprit de la méthode reste l’essentiel. En son absence, une simple feuille de papier, un carnet, ou même un coin de nappe et un stylo suffiront toujours pour celui qui cherche sincèrement à comprendre.

La méthode formalisée : mes 5 règles d’or pour un RETEX qui libère la parole

 

Avec le temps, j’ai formalisé ma pratique autour de quelques règles simples, inspirées des grands principes de l’écoute active.

  1. J’établis un cadre de sécurité : En début de RETEX, j’annonce : « Ici, il n’y a pas de grade ni de fonction, seulement des expériences. Il n’y a pas de jugement, seulement une volonté de comprendre. Les silences sont les bienvenus, ils sont le temps de la réflexion. »
  2. J’écoute avec les yeux : Je regarde la personne qui parle. Son langage corporel en dit souvent plus que ses mots.
  3. Je suis un miroir, pas un moteur : Je ne propose pas de solution. Je reformule pour m’assurer d’avoir compris : « Si je saisis bien, ce que tu décris, c’est un sentiment d’isolement à ce moment-là ? ».
  4. Je valide chaque parole : Toute prise de parole est utile. Un simple « merci pour ce partage » ou « c’est un point important » suffit à encourager les plus timides.
  5. Je suspends mon propre jugement : C’est le plus difficile. Mon cerveau analyse et cherche des solutions en permanence. Je dois consciemment le mettre en pause pour laisser toute la place à l’autre.

Gérer le malaise du silence, l’annoncer pour le valoriser.

Avant de commencer, j’invite à ce que personne ne soit interrompu et d’expérience, cela fonctionne sur des groupes de quelques personnes, prêtes à vivre l’expérience.

1. La dédramatisation du vide : transformer l’angoisse en sécurité

Dans la plupart des cultures professionnelles, le silence est perçu comme un problème à résoudre. Il peut signifier :

  • Le désaccord : « Personne ne répond, donc ils sont contre mon idée. »
  • L’incompétence : « Ils ne savent pas quoi dire, ils n’ont pas d’idées. »
  • La gêne : Un « blanc » inconfortable que quelqu’un doit combler au plus vite.

Votre intervention agit comme un « brise-glace préventif ». En annonçant que le silence est non seulement normal, mais aussi intentionnel et désiré, vous le recadrez. Il n’est plus un symptôme de dysfonctionnement, mais un outil de travail collectif, au même titre que le feutre sur le tableau blanc. Vous créez un cadre de sécurité psychologique : personne ne se sentira jugé pour avoir pris une pause avant de parler.

 

2. La promotion de la pensée « Système 2 »

Le psychologue Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, distingue deux modes de pensée :

  • Le Système 1 : Rapide, automatique, intuitif, basé sur nos réflexes. C’est la pensée des réponses qui fusent.
  • Le Système 2 : Lent, délibéré, analytique, qui demande de l’effort. C’est la pensée de la réflexion profonde.

Sans silence, un RETEX (Retour d’Expérience) risque de ne faire émerger que des réactions du Système 1 : des impressions à chaud, des justifications, des solutions de surface. En instaurant le silence, vous activez délibérément le Système 2 de chaque participant. Vous leur donnez la permission de ne pas avoir une réponse immédiate et parfaite, mais de construire une analyse plus nuancée.

 

3. Les bénéfices concrets du silence productif en RETEX

 

En tant que facilitateur, valoriser le silence vous permet d’obtenir :

  • Des contributions plus inclusives : Les personnalités introverties ou les penseurs plus analytiques ont besoin de temps pour formuler leurs idées. Le silence leur donne l’espace nécessaire pour participer, alors qu’ils sont souvent écrasés par ceux qui pensent à voix haute.
  • Une analyse plus profonde des causes racines : Les premières explications d’un incident sont souvent superficielles. Le silence permet de « laisser décanter » les faits et d’aller chercher les causes plus profondes, systémiques, liées à l’organisation ou aux procédures.
  • Une meilleure qualité d’écoute : Quand on n’est pas obsédé par l’idée de devoir combler le prochain vide, on écoute plus attentivement ce que les autres viennent de dire. Le silence après une intervention donne du poids aux propos et permet à chacun de les intégrer.
  • La désescalade émotionnelle : Dans un RETEX post-intervention difficile, les émotions peuvent être vives. Un silence intentionnel permet de faire baisser la tension, de prendre du recul sur ses propres émotions et de revenir à une analyse factuelle.

 

Comment renforcer cette pratique ? (Aller plus loin)

Au-delà de votre excellente phrase d’introduction, vous pouvez structurer ce silence pour le rendre encore plus efficace :

  • Le silence « écrit » : « Prenons 3 minutes en silence. Je vous invite à noter sur votre carnet les 3 mots qui vous viennent à l’esprit concernant la phase X de l’intervention. Nous partagerons ensuite. » Cela guide la réflexion et fournit une base de discussion concrète.
  • Le rôle du facilitateur pendant le silence : Ne regardez pas les participants avec insistance, ce qui pourrait recréer de la pression. Adoptez vous-même une posture de réflexion, regardez le tableau blanc, prenez une note. Votre langage corporel doit confirmer que le silence est un moment de travail.
  • Relancer après le silence : Ne dites pas « Alors, qui se lance ? ». Préférez des questions ouvertes et douces comme : « Quelles sont les pensées qui ont émergé ? », « Y a-t-il une idée, même non aboutie, que quelqu’un souhaiterait partager ? », « En regardant notre schéma, qu’est-ce que ce temps de réflexion vous a inspiré ? ».

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